Une lecture de l’histoire humaine à travers les sciences de la nature
Le caractère original de Forster réside dans le parallèle qu’il établit à plusieurs reprises entre la réaction violente du peuple à l’égard des souverains et le travail des forces naturelles en sciences de la nature. Le fait de voir dans les mouvements du peuple une force aussi irrésistible que les forces naturelles présidant, par exemple, à la formation des volcans implique une nouvelle conception du rapport entre le peuple et les figures d’autorité.
Ce parallèle développé par Forster entre forces naturelles et forces politiques s’intègre dans sa conception naturaliste de l’histoire humaine, une conception nouvelle qu’il partage, à la même époque, avec Herder, dans ses Idées sur la philosophie de l’Histoire. Cette conception elle-même se place à l’aboutissement d’un processus de « naturalisation de la philosophie de l’Histoire » (Gisi, 2007 : 319) au cours des Lumières tardives qui avait commencé avec Rousseau. L’anthropologie, qui se construit à l’époque, se définit justement comme l’application d’un modèle naturel à l’histoire humaine. L’idée que les bouleversements naturels trouvent leur prolongement dans les efforts des hommes pour se développer, participant ainsi de la même logique de perfectionnement et de progrès, existe déjà chez Buffon (1778 : 1342). Paolo Quintili considère que Diderot, dans les articles techniques de l’Encyclopédie, « enlève son ambiguité à l’anthropologie buffonienne » en mettant au jour un « parallèle entre révolutions civiles et révolutions naturelles » (Quintili, 2000 : 98). Forster, grand lecteur de Buffon, est peut-être influencé par cette idée sous-jacente chez Buffon lorsqu’il développe le parallèle entre forces naturelles et forces politiques, à une époque de vraie révolution civile. Quoi qu’il en soit, la formation en sciences naturelles de Forster a eu un poids important dans le développement de cette idée.
L’histoire naturelle de Forster, tout comme son histoire humaine, voit alterner des phases d’équilibre et de changement. Lors des phases d’équilibre, le peuple est régi par la force d’inertie – une loi qui provient des sciences naturelles – qui le fait continuer son mouvement dans une direction donnée, à la même vitesse
« Les convictions que l’homme acquiert par l’éducation et l’habitude s’emparent si complètement de lui qu’elles barrent le chemin à toute autre. C’est tout particulièrement le cas des opinions politiques ; l’obstination avec laquelle les hommes tiennent [...] à toutes les institutions établies de l’État ne peut être comparée qu’à ce que l’on appelle la force d’inertie. Leur immobilité et leur déplacement dans une direction donnée ne peuvent être détruits que par des forces vraiment supérieures à cette tendance généralisée des êtres vivants à persister dans leur état actuel» (Forster, 1790b : 254).
Les êtres humains sont si ancrés dans leurs habitudes que celles-ci leur semblent éternelles. Il ne peuvent les quitter que par le choc de forces supérieures et antagonistes, choc qui entraîne une phase de changement : c’est cette opposition surmontée qui est productrice de progrès. Ce processus est valable pour les hommes comme pour la nature. Forster écrit :
« Avant qu’il y ait des hommes, […] la nature régnait ici en maître et les montagnes se tordaient dans de violentes convulsions. […] Qui peut savoir à présent par quelles révolutions et après un voyage de combien de milles ces pierres ponces ont été déposées ici? » (1790a : 13-14)
Pour Forster, cataclysmes naturels et grands changements dans l’histoire de l’humanité obéissent aux mêmes principes. Il décrit les rapports entre les figures d’autorité et les différents ordres de la société, et en particulier, définit les masses en mouvement comme une force à laquelle il est impossible de résister. Si l’autorité royale héréditaire était auparavant conçue comme une quasi-loi naturelle, nécessaire et immuable, la révélation du caractère purement temporel et humain de cette autorité par les philosophes des Lumières en a sapé les fondements :
« La sagesse et la bonté humaine ne sont pas capables, comme le montre l’expérience, de soigner les blessures que la méchanceté et la bêtise humaine infligent à leur propre genre ; elles ne peuvent pas soutenir l’édifice vermoulu que ces dernières ont sapé pendant des siècles » (1790b : 261).
Pour Forster donc, l’action d’un monarque éclairé ne saurait ralentir ce mouvement mais seulement mettre en danger sa propre autorité.