Lumières européennes et sécularisation des figures d’autorité

Lumières européennes et sécularisation des figures d’autorité




Davantage que les figures d’autorité, c’est leur légitimité qui est remise en cause par les Lumières, en France comme dans l’espace germanique. Or le problème de la légitimité est particulièrement important pour la compréhension de l’autorité et du système social que cette autorité garantit (Kielmansegg, 1971 : 372). La personne du monarque disposait dans les systèmes de monarchie absolue d’un caractère sacré, comme le montre la doctrine des deux corps du roi : la personne temporelle du roi, mortelle et faillible, n’exerçait l’autorité qu’au nom de sa personne spirituelle, représentante de Dieu et pérenne (Kantorowicz, 1989). Le fondement de droit divin des monarchies absolues européennes est supplanté par un fondement temporel, l’obligation faite aux souverains de rechercher le bonheur de leurs sujets. Volker Sellin (2011 : 81-82) parle de « sécularisation de la dignité royale à l’époque des Lumières ». En France, cette idée est développée par Diderot dans l’Encyclopédie. Or cet affaiblissement de leur légitimité fragilise indirectement la position de ceux qui tiennent leur place privilégiée de l’autorité royale. Ils doivent dorénavant composer avec une opinion publique naissante, comme le montre cette citation de Forster :

« En raison de la hauteur que [les Grands] ont atteinte, et depuis laquelle ils toisent le reste du genre humain, on garde constamment les yeux rivés sur eux, on surveille en permanence leurs faits et gestes, justement parce qu’ils ne peuvent être dissimulés [...]. Chaque individu à la richesse conséquente devient déjà, par les moyens d’agir qu’il a entre les mains, un homme important dans l’État, et à ce titre il doit se prêter et se plier de bonne grâce au jugement de ses concitoyens, à l’instar des personnes dotées de charges officielles » (1790a : 153).

Si une autorité au fondement institutionnel s’exerce des « Grands » vers le peuple, une autorité symétrique, inverse, s’exerce par le biais de la pression de l’esprit public sur les dépositaires de l’autorité publique, car le peuple éclairé a compris que l’autorité détenue par les puissants ne peut venir que de lui-même. Même les individus qui tirent leur autorité de leur richesse sont soumis à la vigilance, au contrôle et donc à l’autorité de l’opinion publique. La partie cultivée du peuple agit comme un juge à l’égard des puissants, que la puissance, paradoxalement, rend vulnérables car ils sont en permanence observés. Cette possibilité d’une contestation, liée à la légitimité désormais politique de l’autorité, est illustrée par Was ist Aufklärung ? de Kant (1784 : 37). Il y critique la duplicité des dirigeants, qui n’acceptent la nouvelle définition de leur légitimité, conditionnée par la recherche du bonheur du peuple, que pour mieux rechercher leur intérêt propre sous couvert de l’état de minorité du peuple. En creux, Kant dénonce la mauvaise foi des despotes, qui n’acceptent pas l’affaiblissement de leur autorité et cherchent à la justifier d’une autre manière, afin de la conserver entière.

    Cette autorité symétrique du peuple sur les figures d’autorité semble admise dans l’Europe des Lumières. Forster, plus jeune d’une génération que Diderot, la considère comme une évidence. Il écrit dans les Ansichten vom Niederrhein :

    « La vraie, la seule possession authentique est dans notre cœur et notre esprit. Sur tous les autres biens, qui sont extérieurs et acquis, l’homme conserve toujours un droit naturel, un droit qui, même si on y renonce à travers le contrat social, s’exprime cependant sans cesse par la liberté et l’inéluctabilité du jugement porté sur l’usage qui en est fait » (Forster, 1790a : 153).

    La figure d’autorité traditionnelle se voit donc dépossédée de son autorité inconditionnelle, au profit d’une autorité octroyée par le contrat social, et les citoyens peuvent s’opposer à la manière dont elle est employée.
    Les recherches actuelles peuvent éclairer la théorie de Forster : selon Jean-Pierre Cléro, l’autorité prétend toujours être autorité d’une chose, qui la légitime, ici la monarchie de droit divin ; or le rapport d’autorité réel est un rapport personnel entre chaque individu et le dépositaire de l’autorité. La monarchie de droit divin n’existe et n’a d’autorité que parce que chacun y adhère et croit qu’elle existe par-delà les individus qui l’incarnent : « Il n’y a […] autorité que parce que le sujet s’oppose à des objets qui paraissent lui venir de l’extérieur, quand bien même il les aurait fabriqués lui-même pourvu qu’il ne le sache pas. » (Cléro, 2007 : 13) En professant l’idée que cette autorité n’a de fondement qu’en nous, Forster en démasque les partisans qui veulent la faire apparaître comme nécessaire. Forster dissocie donc l’autorité théorique de ses représentants actuels, comme nombre des philosophes des Lumières ; mais il ne considère pas comme eux qu’il revient à de bons représentants de s’emparer de l’autorité pour guider le peuple, mais que la période à laquelle il vit voit l’éclosion de forces populaires indépendantes.

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